S’il y a une vérité qu’illustre l’élaboration de l’œuvre d’un artiste, quand elle donne lieu à des productions majeures, c’est que leur genèse prend racine dans un moment de leur vie, dont l’éclat ne s’épuise pas à un moment donné de la création, dans une œuvre donnée, mais qu’elle s’élabore en plusieurs temps. Une œuvre majeure ne se résume pas à une décision, une date de création; sa dynamique de création, sa mise au monde, s’étendent sur plusieurs années et exigent des reprises, des repentirs, des innovations. Et, quand on peut identifier, dans une vie d’artiste, deux œuvres majeures, on peut penser que celles-ci, en plus de se situer dans le long terme, communiquent entre elles, comme dans un dialogue secret, que chacune peut être l’écho de l’autre, tout en se déployant dans sa spécificité particulière.
Illustrons cela, par le Miserere et la Forêt de sculptures de Pierre-Paul Bertin.
Rappelons, tout d’abord, les circonstances de la création de la Forêt de sculptures.
Premier moment, Bertin mentionne, dans le film de Bourgeault, comment il a été heurté par le fait que sa sculpture sur les plaines d’Abraham, faite en 1966, soit disparue, sans qu’on l’informe de la décision et du sort dévolu à la sculpture. Cynique, il dit : «on en a fait du bois de poêle, ou quoi d’autre?». Il faut bien noter le titre qu’il avait donné à cette œuvre : Hommage à Treblinka. Il faut aussi rappeler la joie éprouvée par l’artiste à travailler cette sculpture monumentale, à partir d’un arbre récemment abattu à La Place d’Youville de Québec. Ainsi, lors de son premier contact avec la terre québécoise, Bertin connecte avec ce qu’il y a de plus sombre de l’expérience européenne récente, en même temps qu’il expérimente avec hardiesse et contentement le potentiel offert par la nature québécoise. À tel point, comme on le sait, qu’un an après la création de cette œuvre, il décidera de faire du Québec et à Québec le lieu de la continuation de son œuvre.
Deuxième moment : il s’installe à Beauport, avec son épouse, et annonce à celle-ci qu’il fera de la cour arrière de leur maison un jardin de sculptures, qu’il baptisera au moment d’une exposition Hommage à la forêt québécoise. Ce qui prend le dessus dans cette exploration sculpturale, c’est son côté ludique, plaisir de la nature, ironie sociale. Voire sa fontaine, immense, joyeuse, traversée par des oiseaux en vol; son sourire amusé en face des commères et des punks, le souvenir de la grande misère, les exigences de la dignité ! En même temps, par ce travail qui exige force humaine et inventivité technique, se perpétue la ferveur vécue à son point de contact avec le Québec : se colleter avec de grosses pièces de bois, être en communion avec ces générations de bûcherons qui ont défriché un nouveau pays, revivre en lui-même l’ivresse de liberté que produit la création de nouveaux espaces. Le medium devient le message, selon la loi de McLuhan. Toutefois, comme dans un retour du refoulé, le poids qu’il porte de son expérience européenne, dans son côté sombre, ne disparaît pas. Ainsi, rend-il hommage aux otages et aux opprimés de 1943.
Sur ce thème, le message devra trouver un autre medium : que la peinture lui offrira. C’est le troisième moment : la prolifération sculpturale conduit à la prolifération picturale. Ce que la première a offert comme jouissance, comme exploration imaginaire de la liberté, comme déploiement de sa force, exigera, dans la deuxième, répétition, assombrissement progressif, multiplicité de la représentation du même thème, variation sur les phases de l’apocalypse, développement du cri de la souffrance dans une symphonie chorale de l’extrême douleur. L’hommage à Treblinka, un moment oublié et sublimé par un Hommage à la forêt québécoise, trouve son exutoire et sa pleine réalisation dans un Miserere inoubliable et lancinant.
Cette œuvre en contient plus d’une centaine, dont une dizaine de très grand format. En voici, quelques aperçus, comme la bande-annonce d’un film unique, à voir absolument. Commençons par le triptyque Le grand départ : en un contrepoint dramatique avec ce qui s’annonce et qui est encore inconnu, des femmes portent robes et chapeaux, au milieu d’autres personnages très typés, immergés dans des espaces de couleurs et de lignes denses, comme dans une jungle joyeuse, symbolique du Paradis qui sera perdu. Deuxième arrêt : Gretchka no. 4, corps incliné, comme un Christ en Pieta, mais sans l’appui de la Mère, figure ainsi dramatisée à l’extrême de la solitude de la souffrance. Troisième station : L’empreinte du temps, série de cinq encres couleur centrées sur l’image du Crucifié, entouré à chaque fois par l’empreinte différenciée de multiples frères et sœurs soumis à la même souffrance. Puis, peints en noir, des personnages émaciés, hirsutes, bouches ouvertes sur des cris qu’on n’entend pas, emprisonnés derrière des barbelés, incarnations de Christ en Croix : c’est l’incompréhensible, l’indicible souffrance collective que des humains sont capables de s’infliger entre eux, qui est ici représentée. Le Regard final en synthétise l’aboutissement. Enfin, Bertin a intégré au Miserere une série dite Art sacré : gouaches composées comme des verrières d’églises, pour rappeler à l’Homme qui regarde que son premier devoir n’est pas d’imaginer le ciel mais d’humaniser la terre.